Protéger le design : les bonnes questions à se poser
Tantôt création esthétique, tantôt stratégie commerciale, le design est avant tout une démarche, une façon d’innover. Au confluent de différentes disciplines, il revêt différents enjeux selon l’entreprise, son secteur, son marché, sa taille, etc. Nous avons demandé à des experts quelles sont les bonnes questions à se poser. Merci à Laëtitia Benedetti, juriste de formation et directrice stratégies innovation et design au Lieu du design ; Murielle Cahen, avocate au Barreau de Paris et spécialiste du droit de la propriété intellectuelle ; Jérôme Lanoy, président fondateur de l’agence de design global Logic Design ; Mathieu Lion, PDG de Mastrad, la marque d’ustensiles de cuisine qui joignent l’utile à l’agréable ; et Emmanuel Thouan, fondateur de l’agence-conseil en stratégie de marque DICI design.
> Selon le contexte, le terme « design » revêt différentes significations. Comment définissez-vous cette discipline et son rôle dans l'entreprise ?
Laëtitia Benedetti : Pour moi, il désigne l’action : c’est à la fois dessiner et faire des choix esthétiques qui s’entremêlent avec des questions de fonctionnalité. C’est aussi une façon de penser, comme le design thinking qui vise à dessiner une idée, une stratégie. En fait, c’est un outil qui permet de concrétiser l’innovation de façon rapide et importante.
Jérôme Lanoy : J’ai personnellement appris le design à travers deux grandes écoles. La première, celle de Raymond Loewy, dit que « la laideur se vend mal » tout en intégrant déjà la notion d’innovation. La seconde est celle du Bauhauss où « la fonction fait la forme ». Je me trouve à la jonction des deux : je pratique un design commercial et je n’aime pas le design gratuit. Pour répondre aux questions de nos clients, on remonte de plus en plus haut dans les aspects stratégiques et marketing, voire financiers, juridiques, industriels… Je ne crois pas au design à court terme. Le design, c’est l’incarnation de la vision de la marque, de l’entreprise.
Emmanuel Thouan : Oui, d’ailleurs, les frontières sont très poreuses entre un bon design manager et un conseil en stratégie. Les designers sont formés comme les ingénieurs à bac + 5, ils étudient l’ergonomie, l’anthropologie, la résistance des matériaux, ils ont des bonnes bases commerciales, marketing, et de propriété intellectuelle. Pour moi le design, c’est passer d’une situation existante à une situation préférable.
Mathieu Lion : Je dirais même aux chefs d’entreprise qui nous lisent que le design est un centre de profit. Un croquis c’est rapide et ça améliore l’expérience utilisateur, c’est la clé de la profitabilité. En un mot : penser design, c’est penser aux résultats !
> Si le design agrège autant de disciplines et de savoir-faire, comment bien le protéger ?
L. B : La première question à se poser serait « qu’est-ce qui relève du technique et de l’esthétique ? ». Pour la partie technique, on dépose un brevet. Dans ce qui relève de l’esthétique, on peut déposer en marque ou en dessins et modèles (unique ou simplifié). Il faut donc se demander « quelle stratégie et force de protection veut-on avoir ? ». Et ceci en fonction de la durée de vie estimée du produit, du pays où il sera présent, où il sera fabriqué, etc. Évidemment, comme pour les marques, il y a des questions basiques : est-ce que c’est nouveau ? Est-ce que ça n’a pas déjà été fait ? Cela fait gagner du temps...
M. L : J’ajouterais même qu’on doit plus en amont encore assurer un bon benchmarking de son marché et de l’état de la propriété intellectuelle. On peut pour cela utiliser les bases INPI, de Google, de l’office américain, etc. Cela revient à se poser des questions comme : est-ce que je ne sors pas un produit qui a déjà été fait, pas assez cher, trop cher, qui n’est plus dans l’air du temps… ?. On voit souvent des designers partir à toute allure sur des concepts, travailler 10 jours pour se rendre compte qu’ils enfreignent un modèle déjà déposé ou qu’ils ne sont pas dans le marché ! Un bon benchmarking c’est une semaine d’une personne pour un brevet, le double pour un dessin et modèle.
E. T : Idéalement, il faut aussi penser à l’après : est-ce que c’est bien un produit fini ?! Est-ce que je ne vais pas faire d’itération de mon produit parce que ça ne fonctionne pas ? Quand on vient nous voir après un dépôt de dessins et modèles, en nous demandant notre avis, c’est trop tard. Notre métier, c’est forcément de faire évoluer. Je dirais que le parcours le plus stratégique c’est : du « design thinking » en amont, puis on passe au design studio jusqu’à la finalisation et enfin arrive l’étape de la protection.
SYNTHÈSE DES QUESTIONS À SE POSER AVANT LE DÉPÔT
— Ai-je correctement benchmarké mon marché et l’état de l’art ?
— Est-ce que c’est bien nouveau ?
— Est-ce un produit fini ? Quelle marge d’amélioration ?
— Qu’est-ce qui relève de l’esthétique et du technique ?
> Il peut donc y avoir plusieurs protections. Comment s’y retrouver ? Quels sont les réflexes à acquérir ?
Murielle Cahen : Dans tout dépôt de titre, il y a d’abord une première question importante : qui dépose ? Si une personne dépose en son nom propre mais que c’est la société qui va en faire usage, il faut faire un contrat de licence et le déposer à l’INPI. Cela protège à la fois la personne et la société. Se pose aussi la question des activités et des classes dans lesquelles déposer : l’activité, c’est le domaine dans lequel la société a décidé de déposer le modèle ; la classe, c’est la liste de toutes les activités protégeables. Il faut les regarder une par une, bien lire les descriptions et ne prendre que celles qui semblent vous concerner. Si on a une activité sur Internet, il faut penser à déposer dans la classe 38. Vient enfin la question du territoire : où déposer ? Ce choix dépend de la stratégie commerciale.
M. L : Sachant qu’il y a des pays sur lesquels il vaut mieux faire l’impasse. Leurs offices de propriété intellectuelle sont lents, leurs lois sont spécifiques, et la contrefaçon y est moins mal vue que chez nous. Je reviens aussi sur la question de la frontière avec le brevet dont on parlait précédemment car elle est très importante ici : si, à force de designer, on trouve des solutions techniques qui mènent à un brevet, il faut bien faire attention à ne pas déposer un dessin et modèle avant, sinon on risque de « s’antérioriser » soi-même !
L. B : Oui, il faut globalement se demander si c’est le bon moment de publier. Il y a des temps stratégiques pour l’entreprise. D’ailleurs, on peut demander de différer la publication pour des raisons de confidentialité. C’est le cas si le dessin et modèle a un lien avec un dépôt de brevet en cours : il vaut mieux ajourner la publication pour ne pas détruire la nouveauté du brevet.
J. L : Il faut également penser à intégrer le designer dans le dépôt : souvent, en cas de contrefaçon, on constate que le dépôt n’a pas été bien fait. Or, le designer est le plus à même d’expliquer pourquoi cette création est spécifique et ses éléments distinctifs.
M. C : Pour conclure, je mets en garde les personnes tentées de déposer un dessin et modèle dans une enveloppe Soleau : certes, c’est moins cher, mais il y a évidemment moins de protection. Les tiers n’en ont pas connaissance puisque ce n’est pas rendu public. Il est donc difficile d’accuser les gens de copie dans ce cas-là. En cas de litige, le dépôt en dessins et modèles montre déjà la bonne volonté du déposant et surtout, si copie il y a, c’est en toute connaissance de cause.
SYNTHÈSE DES QUESTIONS À SE POSER AU MOMENT DU DÉPÔT
— Qui dépose ?
— Ai-je bien intégré le designer dans la formalisation du dépôt ?
— Pour quelle(s) activité(s) vais-je déposer ?
— Dans quels pays ?
— Est-ce le bon moment de publier ?